Scorpion

Scorpion ascendant scorpion : fiction autobiographique.

#1

Quand je suis née, il a fallu me faire sortir au forceps. Sinon je ne sortais pas, je faisais déjà ma rebelle…
Le forceps m’a déchiré l’oreille droite (elle s’est cicatrisée je vous rassure) et m’a laissé une profonde empreinte, un sillon en travers du cuir chevelu que je peux encore sentir du bout des doigts.
Oui c’est pour ça les séquelles, la dinguerie tout ça, oui. Moi aussi j’aime bien me dire ça.

Ce qui me fait le plus peur dans la vie : perdre les gens que j’aime.
La seule chose qui me fait peur d’ailleurs…

Le psy aura encore du boulot.

13.4.2020

#2

Le déroulement du temps, sa durée, ses multiples visages, me ravit.
Parmi tous ces visages il en est deux : les nuits d’hiver, et les matins de printemps, qui m’émeuvent particulièrement.

Quand j’étais toute gamine : je jouais au jardin, un matin de printemps lumineux. Soudain j’ai avisé une longue procession de fourmis qui traversait l’allée. Je me suis accroupie pour mieux les observer. Et là soudain, inspirée par je ne sais pas quelle pulsion, j’ai saisi une fourmi entre pouce et index, et… je l’ai croquée.
Quelle décharge dans la bouche ! D’un coup j’ai découvert la sensation procurée par l’acide formique ! Et j’ai aussitôt eu envie de recommencer.
J’ai donc ingéré comme ça 5 ou 6 fourmis…

Puis toute contente, j’ai couru vers la maison pour dire à ma mère :
« Maman, j’ai mangé des bêtes qui ont le goût de la limonade ! »
Yeux écarquillés de ma mère…

J’ai beaucoup aimé la limonade, quand j’étais enfant.
Plus du tout aujourd’hui.
Un bon café bien fort un matin de printemps est plus à mon goût.

Mais je reparlerai des fourmis…

13.4.2020

#3

Comme promis je reviens aux fourmis.
Car les manger m’ayant procuré des sensations inoubliables, j’ai récidivé l’année de mes 17 ans. Mes parents étant partis en vacances en amoureux, mes frères disparus chez leurs potes respectifs, j’ai décidé par une belle nuit d’hiver d’organiser une teuf en invitant plein de copains et de copines.
On a fait ça dans la cave.
Bonnes bouteilles (celles des parents…) et table de ping-pong à portée de main, sono à fond, tapis et coussins installés dans les coins pour favoriser les rapprochements…
Prévoyante, j’avais quelques jours plus tôt concocté une boisson de mon crû : dans une bouteille de punch-coco, j’ai mis une dizaine de fourmis vivantes, j’ai rebouché et secoué la bouteille…et attendu.

Le soir de la teuf, les bouteilles ayant circulé de main en main, un pote me dit soudain : Il est super bon ce punch-coco ! Vachement meilleur que chez mes vieux, pourtant ils achètent le même…
Ravie, je livre le secret de ma préparation : les fourmis ayant libéré leur acide formique lors de leur affreuse agonie dans le breuvage.
Ce soir-là, j’ai définitivement acquis ma réputation de sorcière.

Pas de hasard, c’est aussi cette année-là que j’ai fait ma tentative de suicide.
La seule.

14.4.2020

#4

Près de chez ma grand-mère, y’avait un couple étonnant qui vivait dans une petite maison dans la verdure. On les appelait Jojo et Lili.
Ils n’étaient plus très jeunes mais moi quand j’étais enfant, je les trouvais beaux.
Lui toujours en débardeur ou salopette, arborant différents tatouages avec ancres marines et sirènes, la clope au coin des lèvres et l’accordéon pas trop loin.
On me disait qu’il avait été ouvrier et résistant, ce qui n’avait pas encore de sens pour moi mais en aurait plus tard.
Elle toujours joyeuse et vive, les ongles impeccablement peints en rouge et la bouche pareille, ses longs cheveux gris merveilleusement ondulés en vaguelettes, et toujours en train de préparer des gâteaux quand on venait les voir.

Une après-midi où on était installés dans leur jardin autour d’une délicieuse tarte aux prunes tout juste sortie du four, Lili se mit à caresser et tripoter mes cheveux.
J’avais horreur de ça car plein de gens se permettaient ça avec moi, mais venant d’elle j’acceptais sans problème.
Et d’un coup elle dit à ma mère : « Ils sont jolis ses cheveux. C’est naturel ? »
Avec le recul je ne sais pas si elle parlait de leur couleur ou bien des bouclettes.
Sur le moment je n’ai rien capté.
Ma mère très digne soudain : « Mais oui, évidemment ! »
Lili reprit aussitôt, en faisant un clin d’œil appuyé vers ma mère déconfite :
« Vous verrez, ça plaît beaucoup… »

Bon, je devais avoir dans les 5-6 ans maxi.

Devenue adulte, j’ai appris que Lili s’était prostituée pendant des années et que c’est Jojo qui l’avait tirée de là.
Et puis j’ai appris aussi qu’elle avait été une héroïne de la Résistance.

Tous les deux restent dans mon cœur, comme un couple de divinités tutélaires.

Parfois je repense à eux.
Comme hier, quand j’ai réécouté cette chanson « Les dingues et les paumés ».
Une chanson qui peut me tirer des larmes.

14.04.2020

#5

Il y a quelques mois, j’ai trouvé dans un livre chez mes parents un feuillet écrit par mon père :
« Je sais que tu vas lire ce livre. S’il te plaît ne sois pas triste parce que je ne suis plus là. Lis ce livre, et les autres. C’est tout. »
Je reconnaissais bien son écriture, mais comment savoir à qui il s’adressait ? Et pouvait-il vraiment anticiper comme ça sa propre disparition ?
Et puis pourquoi cette mise en scène ?
J’ai pris un autre livre sur l’étagère, et dans ce livre il y avait aussi un feuillet portant à peu près les mêmes mots.
J’ai considéré rêveusement la bibliothèque en me demandant si tous les bouquins contenaient un feuillet de ce genre…
À ce moment ma mère est arrivée avec une pile de linge dans les bras, et elle m’a jeté en passant : « N’oublie pas que ton père voulait que tu gardes tous les livres de cette étagère, tu sais, tous ceux sur la 2ème guerre mondiale… Tu les emmènes quand tu veux. »

Je suis restée immobile un instant et j’ai compris que ces feuillets m’étaient adressés.
Le soir même j’ai ramené une trentaine de bouquins chez moi.

Je les ai lus, dévorés les uns après les autres…
Cela m’a pris plusieurs semaines.
Quand je les ai eus terminés, la période la plus terrible du deuil était passée.

Non je ne crois pas aux fantômes. Je crois aux vivants.
Je crois à la vie et aux liens très forts qui nous unissent.

15.4.2020

#6

Oui je suis une parigote.
Née à Paris, ayant vécu à Paris pendant une bonne partie de ma vie, ayant toujours travaillé à Paris, petite-fille du petit peuple parisien des ouvriers et des petits employés relégués dans les banlieues de prolos, – celle qu’on appelait autrefois avec mépris « la Zone »…
Aujourd’hui Paris est autant détesté que rêvé, comme toutes les capitales.

Mais mon Paris à moi, ce n’est pas le Paris clinquant des friqués ou du pouvoir.
Ce n’est pas non plus celui des touristes avec passage obligé en certains lieux.

Mon Paris, c’est celui des multitudes.
La misère omniprésente de quartiers entiers, de rues laissées à l’abandon. Les immeubles sordides qui se lézardent et s’effritent, fils électriques apparents pendant dans le vide, portes d’entrée fracassées, courettes puant l’urine, ambiance lourde.
Les impasses non éclairées la nuit, où une femme sans abri peut accoucher dehors sans que personne n’y fasse attention, – il y a tellement de milliers de sans-abris dans cette ville…
Les petits vieux et petites vieilles qui chaque soir font les poubelles pour trouver à manger parmi les déchets des commerçants ou ceux des immeubles juste un cran plus aisés qu’eux-mêmes.
Les enfants qui courent et rient de toute la force de leur enfance, n’ayant que la rue et ses trottoirs pour tout défouloir et tout jardin.

Ce Paris qu’on ne montre jamais, où jamais aucun media ne fait de reportage, où aucun touriste ne dirige ses pas, qui ne fait rêver personne…

C’est pourtant le cœur brûlant de la ville.

Les squats d’artistes, aussi.
J’en reparlerai…

17.4.2020

#7

L’école primaire, classe de CM1, on était tous rassemblés dans le préau pour je ne sais plus quelle raison.
Et mes camarades de classe commençaient à me lasser grave… Et que je te médis sur une telle ou sur un tel, et que je sors des obscénités au sujet d’une instit’, et que je rigole bêtement et sournoisement…et là une fille a fait l’erreur de me demander mon avis. C’est à dire m’a demandé en fait d’approuver toutes les stupidités qu’elle venait de sortir.
Je n’ai rien dit.
Je leur ai juste tourné le dos, j’ai relevé mon éternel kilt noir et rouge et baissé ma culotte…et je leur ai montré mon cul.

J’ai juste entendu leurs cris derrière moi, leurs exclamations et ceci prononcé par la même fille :  » Je vais le dire à la maîtresse ! », – la même maîtresse qu’elle avait traitée de pute un peu plus tôt.

Elle est effectivement allée le dire à la maîtresse.
Et j’ai été punie.

Mais d’un coup, j’ai eu auprès de mes camarades l’aura particulière de celle qui ose montrer son cul quand on la cherche…

Et une fois de plus, j’ai eu droit à ce titre honorifique de  » petite peste » de la part des enseignants.

C’est drôle la vie, non ?

18.4.2020

#8

L’impression de basculer dans un pays en guerre.
On avait décidé d’aller voir les réfugiés barricadés dans l’enceinte d’un lycée désaffecté.
Pour voir si on pouvait les aider d’une manière ou d’une autre.
Pour se rendre compte, pour ne pas continuer à vivre en les ignorant.

Ils étaient entre 700 et 800, dans un lycée prévu pour 350 élèves.

37 nationalités différentes
0 lit disponible, 0 salle de bains
50 femmes et une centaine d’enfants
Plus de 600 hommes
Rien à manger

Quand nous y sommes allés, ils étaient installés là depuis deux mois.
La plupart d’entre eux venaient de pays en guerre et avaient tout perdu y compris des êtres chers.
La plupart d’entre eux pensaient sincèrement arriver au pays des Lumières et des Droits de l’homme.
Et ils se retrouvaient dans une sorte d’enfer.
Dans un pays qui ne voulait pas d’eux.
Qui leur tapait dessus…

Ils avaient faim Ils avaient froid Ils avaient honte
Ils étaient heureux qu’on vienne les voir.

Bouleversée.
Puis impliquée.
Mais définitivement bouleversée.

Bon bien sûr il y a beaucoup d’autres choses qui me bouleversent émotionnellement, dans la vie.
Certaines poésies, certains poètes, certains mots.
L’hypersensibilité chez un homme.
L’amour.

21.4.2020

#9

J’ai réellement découvert la mort à l’âge de 7 ans.
Bien sûr avant cela, j’avais entendu parler de gens qui étaient morts, mais comme je ne les avais pas connus avant qu’ils soient morts, il me semblait que c’était une constante qui leur appartenait.

Un accident de voiture s’est produit sous nos yeux, la violence du choc a presque été gommée par la rapidité de l’événement.
Mais j’ai tout de suite vu le sang effrayant parce qu’abondant, et puis la mort, évidente.

Cela m’a hantée quelque temps.
Et puis les jeux et les rires de l’enfance ont repris le dessus.

J’avais 16 ans quand mon grand-père est mort. C’était le premier être cher que je perdais.
Je n’ai pas encore fait mon deuil…

Et puis je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours été persuadée que je mourrais de mort violente, et jeune.
Cette hypothèse a sans doute influé sur mes choix de vie, et sur ma vision de la vie.
Cela m’a rendue terriblement passionnée, très émotionnelle, trop sensible.

Quoiqu’il en soit je suis toujours là.

21.4.2020

#10

A la maternelle, je m’étais vu attribuer un amoureux…
Il était très mignon, blond aux yeux bleus, et constamment collé à moi ce qui m’agaçait prodigieusement.
Il voulait sans cesse être à côté de moi, ou me tenir la main, me porter mon petit sac, voire parfois me coller un baiser sur la joue ou les lèvres.
Mais le truc c’est que je n’éprouvais pas d’attirance particulière pour lui et pour tout dire il me cassait les bonbons.
Moi j’avais 5 ans et je ne pensais qu’à jouer, rire, sauter dans les flaques, construire des cabanes improbables, grimper aux arbres, faire jouer des psychodrames à mes poupées après leur avoir coupé les cheveux, faire des blagues et des bêtises avec mes frères ou mes camarades de classe.
Je me fichais complètement d’avoir un amoureux.
A ma manière je l’ai fait souffrir ce petit garçon ; je l’ai bien souvent envoyé sur les roses, je me suis moquée de lui, je lui ai tiré la langue et dit des horreurs.

Le pire a été atteint lors de la fête de fin d’année de l’école. Nous devions danser une danse vaguement médiévale, et la maîtresse nous avait choisis, lui et moi, pour être le couple vedette de cette danse.
Lui en preux chevalier style Table ronde, moi en dame coiffée d’un hennin impressionnant et vêtue d’une robe longue brodée dans laquelle j’étouffais de chaleur.
Il y a eu une séance de photos, où nous devions nous tenir par la main, nous faire face en nous souriant, … et moi je faisais la tête sur toutes les photos.
Comme il a voulu m’embrasser, je lui ai même flanqué un coup de pied dans le tibia…

Ensuite au CP et les années suivantes, je ne l’ai plus revu.
J’espère ne pas l’avoir traumatisé.

Revoir ces photos si longtemps après m’a conduite à réfléchir sur ma vie amoureuse.
Elle a été plutôt bien remplie, parfois assez compliquée, il m’est arrivé de souffrir d’amour et j’ai fait souffrir…
Comme tout le monde ou à peu près tout le monde, sans doute.
Mais il y a une constante qui se dégage de l’ensemble : pour que la passion amoureuse s’éveille en moi, pour que le désir naisse, il faut impérativement que j’aie le sentiment d’avoir choisi mon partenaire. Avoir été choisie par lui ne me suffit pas.
Il doit être l’élu de mon cœur.

24.4.2020

#11

Jamais tué un être humain.
Des moustiques oui…
Mais jamais tué quelqu’un sciemment et délibérément.
Pas de mes mains en tous cas.

Abrégé les souffrances d’une personne en fin de vie : ça oui, je l’ai demandé expressément…et c’est dur de demander ça pour une personne qu’on aime.
C’est aussi le dernier cadeau qu’on puisse lui faire par amour.

Bien sûr si on est croyant, ça complique la donne.
Mais je ne suis pas croyante, d’aucune croyance…

Cela n’enlève rien au sentiment de culpabilité, après. Profond, amer…
Et au sentiment écrasant de la responsabilité, – sur le moment.
Et à la souffrance de la perte.

On a tous joué à faire semblant de se tuer les uns les autres, quand on était enfants.
On s’écroulait par terre pour mimer la mort, et deux minutes après on sautait et on courait de nouveau.
Je crois que c’est parce qu’on prend conscience qu’on a ce pouvoir sur les autres, le pouvoir de vie ou de mort.
Et on a besoin de jouer avec ça… sinon ce serait une idée insupportable, si on ne commençait pas par jouer avec.

25.4.2020

#12

Je me souviens de ma jolie tante Jackie quand j’étais enfant.
Avec ses petites robes noires et son rouge à lèvres très rouge, elle fut sans doute un modèle de féminité pour moi, de façon durable.

Mais elle m’apporta bien plus que ça.
Un soir, elle était venue avec mon oncle dîner à la maison.
J’avais peut-être 6 ans…
Après le dîner, elle est venue me border dans mon lit et m’embrasser.
Entourée de mon nounours et de mes poupées, j’étais prête à affronter la nuit.
Elle me dit qu’elle me souhaite de m’endormir bientôt et tout en douceur.
Je lui réponds que « des fois, j’arrive pas à bien m’endormir et alors j’aimerais pouvoir me lever et jouer, ou aller me promener dehors ».
Elle me sourit et dit  » je vais t’apprendre un secret pour t’endormir »…

Quelle bonne idée elle a eue… Le seul mot de  » secret » m’a scotchée.
Et elle suggéra : « Quand tu n’arrives pas à dormir, tu peux inventer des histoires dans ta tête. Des contes, ou n’importe quelle histoire qui te plaît. Comme ça, même si tu ne t’endors pas, tu auras inventé une jolie histoire… »

Dès qu’elle a eu éteint la lampe et quitté ma chambre, j’ai fait exactement comme elle avait dit et…je me suis endormie très vite ce soir-là.
Mais je tenais là un trésor qui ne me quitterait plus.

Conter, raconter des histoires, laisser courir mon imagination, trouver les mots justes…

Ma petite tante Jackie aujourd’hui a le coronavirus, elle se bat contre la maladie.
Je lui dois beaucoup, même si elle ne le sait pas.
J’ai pleuré pour elle, ce matin…

J’aurai peut-être du mal à m’endormir, ce soir.

26.4.2020

#13

Une soirée ordinaire sur Facebook en avril 2020…
Alors que je répondais aux quelques notifications intéressantes, amicales ou philosophiques, je dus faire face à trois giboulées inattendues qui ont occupé ma soirée.

Une copine avait envie de discuter et de plaisanter avec moi sur Messenger, sans doute pour lutter tout comme moi contre la solitude du confinement. Je ne me suis pas dérobée et lui ai envoyé tout un tas de bêtises qui l’ont fait rire.

Puis j’ai vu débarquer toujours sur Messenger, un gars se présentant sous pseudo un peu mégalo et qui n’était pas dans mes amis.
Il me dit bonsoir, me précisa qu’il m’avait repérée dans un groupe anarchiste, qu’il voulait discuter un peu et avoir ma photo.
Bien sûr je suis allée voir son profil…
J’ai hésité. Vais-je lui répondre  » Salut moi je bosse pour la DGSE et je suis chargée d’infiltrer les groupes anarchistes », ou alors je le bloque tout de suite avant qu’il ait le temps de dégainer une photo de lui à poil, comme font tant d’autres ?
Peut-être au fond était-il tout à fait correct et sérieux, comment savoir…
Quoiqu’il en soit je n’étais pas intéressée.
Finalement je l’ai bloqué.

Enfin j’avais eu la malheureuse idée un peu plus tôt dans la soirée, de mettre un commentaire anodin sous un poème posté par un pote.
Une furie inconnue de moi a débarqué pour faire une méga crise de jalousie au pote en question, et m’incendier moi en message privé.
J’ai essayé de la calmer en lui expliquant que rien dans nos propos ne pouvait raisonnablement susciter sa jalousie, et que surtout j’avais déjà un amoureux.
Rien n’y a fait…
J’ai fini par la bloquer.
Cependant le lendemain matin elle est revenue me harceler en mp avec un nouveau profil et un nouveau pseudo. Re blocage…

C’est fou comme les relations virtuelles peuvent nous prendre comme temps, surtout par ces temps de confinement.
Bien sûr je ne fais pas entrer dans cette catégorie les relations d’abord virtuelles qui ont évolué vers quelque chose de plus concret, relations téléphoniques ou rencontres réelles.

Notre besoin de contacts est si prégnant…

Quand nous étions enfants, avec mes frères nous avions imaginé que nous pourrions un jour entrer en contact avec n’importe qui sur terre via un simple poste de télévision.
Et cela nous faisait rêver…

30.4.2020

#14

Réfugiés dans notre cabane rafistolée en lisière du bois, nous avions décidé un été avec mes frères de signer un papier avec notre sang à tous les quatre.
Ce papier devait être un engagement à la vie à la mort, ou quelque chose comme ça.
On avait déjà vu trop de films sans doute…

Mon frère aîné avait rédigé le court texte sur une feuille de cahier d’école.
Pour signer, il choisit de se faire une coupure au doigt avec son petit canif qu’il gardait toujours au fond de sa poche.
Il y arriva parfaitement et j’admirai son courage impeccable.

Puis vint mon tour, puisque j’étais la puînée. Je n’avais pas très envie de me couper au canif, cela m’effrayait un peu.
Comme j’avais une dent de lait branlante qui menaçait de tomber d’un moment à l’autre, je décidais de l’arracher d’un coup pour qu’elle saigne d’abondance. Ce que je fis, résolue et en fermant les yeux. Cela réussit parfaitement, au delà même de mes espérances. Le saignement fut abondant à souhait.

Ce fut le tour de mon deuxième frère.
Réservé et sensible, il hésitait beaucoup sur la méthode à adopter.
C’est alors que mon plus jeune frère, impatient comme toujours, annonça fièrement qu’il allait arracher une des grosses croûtes qui ornait sempiternellement un de ses genoux.
Ce qu’il fit aussitôt…
Mon deuxième frère devait dès lors se décider. Il nous dit qu’il allait faire en sorte de tomber pour avoir lui aussi les genoux écorchés.
C’est ainsi que nous avons passé une bonne demi-heure à étudier le sol, où tomber, à le pousser dans le dos pour qu’il s’étale par terre, à rire aux éclats parce que ça ne marchait pas, à courir dans les bois, …jusqu’au moment où il trébucha sur une branche, tomba et se fit une magnifique écorchure au coude bien sanguinolente.

Nous nous sommes tous rendu compte à quel point c’est difficile de signer sur du papier avec son sang ; le crayon dont nous trempions la mine bien taillée dans notre sang ne nous permit à chacun que d’apposer l’initiale de notre prénom.
Mais c’était fait.

Quand nous sommes rentrés à la maison, ravis, sales, un peu sanglants, notre mère s’est encore lamentée en nous considérant l’un après l’autre : « Mais qu’est ce qu’ils ont encore fait, ces enfants ? Vous vous êtes battus dans la forêt ou quoi ? »…

À la vie à la mort.
Ce pacte tient toujours.

4.5.2020

#15

Et un jour mon corps est devenu femme.
Je savais que cela allait arriver un jour, mais la surprise m’a prise au détour…
D’une certaine manière j’ai gardé depuis, la sensation confuse que mon corps vit sa propre vie, se transforme, devient peu à peu celui d’une femme, jeune d’abord puis en pleine maturité, pendant que dans ma tête je suis toujours la même : une gamine, une peste.

J’étais en classe de 4ème, c’était l’automne.
Les rouges flamboyaient partout dans les arbres, dans les jardins. C’était beau…
J’avais fumé ma première clope mais j’avais pas trouvé ça bon.
Ce jour-là je m’en souviens très bien, j’avais mon éternel kilt noir et rouge assez court, et de grandes chaussettes de laine noire qui montaient plus haut que le genou. Mes cheveux longs balayaient presque le creux de mes reins, et je faisais semblant d’avoir oublié mes livres de classe pour ne pas avoir un sac trop lourd.

Après les cours vers 17h, je me suis sentie toute bizarre. Pas de douleur non, juste un état inhabituel. Une entrave à l’intérieur…
Je suis allée aux toilettes au bout du bâtiment, et là au moment même où je baissais ma culotte…un flot de sang a jailli de moi à ma stupéfaction totale, atterrissant sur le carrelage et ne voulant visiblement pas s’arrêter en si bon chemin.
J’ai crié quelque chose à la copine qui « gardait la porte » puisqu’aucune ne fermait à clé, elle a entrouvert et compris tout de suite.
Je crois qu’elle a couru à l’infirmerie du collège pour récupérer une protection, qu’elle m’a rapportée très vite.

Quand nous sommes sorties du bâtiment quelques minutes plus tard après avoir nettoyé le carrelage, une autre surprise nous attendait.
Il neigeait !
Quelques élèves jouaient déjà à s’envoyer de la neige dans la cour, en riant aux éclats.

Toutes contentes, nous nous sommes mises à jouer avec les autres en criant et en riant, c’était si bon cette neige abondante et précoce !
J’avais déjà oublié ce qui venait de m’arriver aux toilettes, qui était somme toute assez peu important pour moi alors.

Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que je laissais derrière moi, sur la neige, quelques gouttes de sang en pointillés…
C’est à cet instant que j’ai compris que rien ne serait plus tout-à-fait comme avant, que mon corps avait ses exigences, que la nature faisait son oeuvre en moi.

Ce soir-là j’ai fait un vœu, comme lors de la première fraise ou du premier raisin.
Après tout, c’était mon premier sang de femme.

8.5.2020

#16

En été, on allait parfois pêcher sur une jolie rivière appelée le Clain.
Mon grand-père était un as de la pêche.
Moi, dès l’âge de 6-7 ans, j’essayais de l’imiter.
Et j’en profitais pour lui poser des tas de questions sur son évasion du camp allemand où il avait été prisonnier pendant la guerre.
Parfois il répondait à mes questions, heureux de trouver quelqu’un qui l’écoutait attentivement.
–  » Oui alors tu vois ma chérie, le portrait de moi qui est à la maison au-dessus de la cheminée ? C’est un autre prisonnier qui l’a fait avec un petit morceau de charbon car on n’avait pas de crayon… Et je l’ai gardé en souvenir de cette période même si elle n’était pas très jolie, et en souvenir de cet ami aussi. Parce que lui, il n’est jamais revenu…
– Et pourquoi ? Il est resté là-bas, en Allemagne ?
– …non ma chérie, enfin oui d’une certaine façon oui. Il est mort dans le camp…
– Pourquoi ? Il était malade ?
-… non il n’était pas malade. C’est difficile à t’expliquer…
– Explique moi quand même ! Chuis grande maintenant.
– Il est mort parce que les allemands l’ont torturé. Comme ils nous ont fait à tous… sauf que moi j’en suis pas mort. Juste un peu amoché…
– Ça veut dire quoi torturé ?…
– Oublie ! Oublie tout ce que je viens de te dire. S’il te plaît… »

D’autres fois, il ne voulait tout simplement pas répondre.
« – Mais comment tu as fait pour t’évader ?
– Bah j’ai dit au surveillant que j’avais oublié ma brosse à dents chez moi, et il m’a autorisé à aller la chercher à condition de faire vite.
– Et tu as fait vite ?
– Oh oui, et je ne suis jamais revenu au camp. »

Jusqu’à aujourd’hui, la pêche pour moi est restée reliée à ces instants de discussions avec mon grand-père.
Tous les détails je les ai eus plus tard, en retrouvant des documents de famille.
Tout ce bagage familial de noirceur, enfermé dans une valise de carton bouilli.

Dans nos parties de pêche, il y avait aussi parfois la tante Filida, ma grand-tante en réalité puisque sœur de mon grand-père.
Je la revois rigolarde, vêtue d’un petit short de toile usée et d’une chemisette à carreaux, ses cheveux blancs attachés en chignon ébouriffé, m’encourageant à monter à bord de sa barque pour aller avec elle pêcher au milieu de la rivière.
Et mon grand-père lui dire soudain :
 » Franchement Fifi, tu devrais arrêter de porter ce short.
– Oh arrête de me casser les couilles avec ça, quand je serai vieille j’arrêterai de mettre des shorts…
– Mais Fifi… tu as quand même plus de 80 ans ! Regarde, tu t’habilles comme une gamine, tu es habillée exactement comme Bribri !  »
Et moi, toute fière de constater qu’en effet j’étais habillée pareil que tante Filida…

14.5.2020

#17

En ce soir de novembre, j’avais décidé d’aller au ciné, seule.
C’est un film que je voulais voir absolument.
J’y suis allée après le boulot, un vendredi soir donc.
Peu de salles le proposaient, j’ai eu un peu de mal à en trouver une dont les horaires collaient avec les miens. Finalement j’ai choisi cette petite salle du Quartier latin…
De plus la projection était suivie d’une rencontre-débat avec le réalisateur.

Je suis sortie de là vers les 22h30, il faisait froid et humide.
Au débouché sur le boulevard Saint-Michel d’habitude si animé, si bruyant, si plein de voitures et de gens, j’ai été surprise par le grand calme qui y régnait.
Aucune bagnole, aucun taxi, aucun bus…
Je me suis demandé ce qui se passait, mais sans plus.
Quelques sirènes de détresse hurlaient au loin, et alors je me suis dit qu’il y avait peut être un incendie quelque part, – pourquoi ai-je pensé ça je l’ignore…
Je me suis dirigée rapidement vers la station de métro la plus proche.

Peu de temps avant d’y arriver, j’ai vu venir vers moi un groupe de 4 ou 5 personnes, femmes et hommes, visiblement un peu hagards.
Un des hommes s’est adressé à moi : « Toutes les stations de métro sont fermées ! Et le quartier est bouclé, vous savez ! Il doit se passer un truc grave… »

Je suis quand même allée vérifier que la station de métro était fermée, en effet.
C’est alors que je me suis rendue compte que tous les restaus, tous les cafés du boulevard, si nombreux, étaient fermés et toutes lumières éteintes…

Mon questionnement principal a été alors : comment je fais pour rentrer chez moi ?
J’y vais à pied ? Ça risque de me prendre environ 3 heures…
J’ai préféré appeler ma copine Sylvia, qui habitait alors dans ce quartier, pour voir si elle pouvait m’héberger pour la nuit. Ouf ! Elle décroche et me répond que oui bien sûr je peux venir, qu’on va se taper un apéro et qu’elle est ravie que je vienne. C’est à deux pas d’ici, je suis très vite chez elle…
Quand elle m’ouvre la porte elle me dit un peu excitée : « Tu sais il se passe des choses catastrophiques je crois, depuis 1 heure j’entends plein de sirènes de police dans le quartier, on va écouter les infos en grignotant si tu veux bien… »

C’était le 13 novembre 2015, et j’ai bien fait de ne pas rentrer à pied car j’aurais été pile poil sur le parcours qu’il ne fallait surtout pas prendre…

Quelques jours plus tard, j’ai appris que 3 de mes connaissances que j’avais croisés chez des amis dans des soirées, avaient été massacrés dans cette tuerie.
Ils étaient techniciens du son ou de la lumière, intermittents du spectacle.
Tarek, Mounir, Priscilla.

18.5.2020

#18

J’avais bien fait de vouloir garder à tout prix mon vieux piano.
Un vieux piano même désaccordé peut vous sauver la mise…

Ce vieux piano Barnes, je l’avais déniché chez un brocanteur. Ils étaient tous les deux aussi éreintés par la vie l’un que l’autre.
Il m’avait fait un prix d’ami, il voulait vraiment s’en débarrasser, personne ne voulait le lui acheter.

L’objet a longtemps trôné chez moi et a constitué l’attraction principale des soirées.
Je joue très mal, jamais pris un seul cours de piano, mais disons que pour les divagations jazz manouche c’est presque crédible.

Ensuite les aléas de ma vie personnelle ont fait que je n’ai pas pû garder ce piano, – plus assez de place chez moi.
J’ai trouvé quelqu’un qui a bien voulu le prendre chez lui pour une durée indéterminée, remisé dans le bazar d’un vieux hangar.
Il a bien fait de me rendre ce service…
Voici pourquoi.

Un matin vers 6 heures, il a été réveillé par les flics stationnés devant chez lui et qui visiblement voulaient entrer pour faire une petite perquisition.
Sa compagne a vite enfilé un peignoir et s’est apprêtée à leur ouvrir la porte avant qu’ils ne la défoncent.
Lui s’est rué vers la cuisine, a pris dans un placard la weed planquée dans une vieille boite à thé, a sauté dans le jardin depuis une des fenêtres à l’arrière de la maison, a traversé le jardin à poil et en courant, et est allé cacher la boite dans le hangar… à l’intérieur du piano.

Les flics n’ont rien trouvé.
Heureusement ils n’avaient pas de chiens avec eux.

Quelques jours après il m’a raconté l’affaire et on était pliés de rire tous les deux.
Oui, il faut toujours avoir un vieux piano chez soi…

24.5.2020

#19

Les chats ont beaucoup compté dans ma vie, depuis l’enfance.

Mon grand-père avait un amour ému et bienveillant pour les chats, mais il n’en avait aucun « à lui ». Il se contentait de nourrir chaque jour les chats errants de son quartier.
Je me souviens…
Il avait fait cuire du foie, puis l’avait coupé en tout petits morceaux dans une grande assiette de terre cuite. Ensuite il était descendu au jardin et avait déposé l’assiette par terre, en appelant doucement. 3 ou 4 chats étaient venus et s’étaient installés autour de l’assiette pour manger tous ensemble les petits cubes de foie.
Je devais avoir dans les 3 ans je suppose.
Dans une impulsion soudaine, je me suis mise à quatre pattes et je suis allée moi aussi prendre ma place autour de l’assiette, et j’ai mangé quelques morceaux de foie comme le faisaient les chats, et j’ai trouvé ça délicieusement bon…
A vrai dire, je me suis sentie chat. Faisant partie de leur monde, de leur animalité.

Par la suite mon amour des chats n’a jamais faibli.

Et depuis ce temps, j’aime le goût du foie…

Vers la même époque de ma vie, nous étions allés passer des vacances d’été sur les hauteurs de Nice, avec mes parents et mon frère aîné.
Mes parents avaient loué une petite maison un peu vieillotte, dont le balcon offrait une vue merveilleuse sur la mer et les collines environnantes.
Je me souviens de mon émerveillement devant l’abondance des fleurs qui poussaient partout, – pauvre petite fille de la ville grise que j’étais alors.

Cet été-là, j’ai appris à faire deux choses très importantes :
– sous la houlette de mon frère, j’ai appris à rouler soigneusement mes socquettes blanches sur mes chevilles. Cela formait un boudin régulier, sorte de bracelet de tissu qui me ravissait. Ça n’a l’air de rien comme ça, mais ce geste n’a pas été inutile par la suite, bien des années plus tard, pour arriver à ôter des bas…
– les propriétaires sympathiques de la maison louée ayant un chien, magnifique chien-loup noir au regard pénétrant qui venait nous voir de temps en temps, j’ai décidé de prendre ce chien comme monture. Il s’est laissé faire… Et c’est ainsi que je me suis promenée dans la petite rue fleurie, à cheval sur le chien qui avançait précautionneusement et semblait aussi ravi que moi.

Depuis j’ai un faible pour les chiens-loups noirs.
Pour les loups aussi…

2.6.2020

#20


Grosse salope ! Tu vas voir, on va t’casser toutes les dents avec nos battes de baseball !
Et on va tous te niquer chacun notre tour, ça t’fera passer l’envie de te faire sauter par des bougnoules et des négros ! Et on va tous te sodomiser à t’faire saigner, tu pourras même plus avoir de gosses !…

C’est choquant pour une jeune femme de se recevoir ça, oui, et j’en oublie certainement des horreurs proférées ce jour-là… J’ai retenu la substantifique moelle de ce qui m’était adressé.
C’était il y a 7 ans.
Avec d’autres, je participais à une distribution de repas chauds pour des sans abris un soir dans Paris.
Quand on disait les sans abris, c’était sans distinction de nationalités, la question ne se posait pas. Et parmi eux, il y avait sans doute des gens qui avaient un toit quand même, -mais pas de fric pour manger.
Et bien sûr il y avait aussi des sans papiers, – on ne disait pas encore « des migrants ».

Et puis un groupe de fachos a débarqué et a commencé à hurler, à cogner…
Et comme j’étais là au milieu en train de distribuer des grandes louchées de soupe, ils sont venus renverser la marmite de soupe sur le trottoir et au passage m’ont copieusement insultée (voir ci-dessus) et bousculée.
Ce sont des sans abris qui sont venus à la rescousse pour faire partir cette bande de lâches sans neurones.
J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps parce qu’il n’y avait plus de soupe…
Et parce qu’on n’avait pas été capables de leur épargner ça.

Il y a eu d’autres incidents de cette sorte, par la suite.
Celui-là c’était juste le premier.

Pour les suivants, j’étais déjà aguerrie.

2.6.2020

#21

Tout au fond du jardin, passés le tas de fumier et les trois pruniers, il y avait quelques rangées de vigne.
A la fin de l’été les lourdes grappes bleu-nuit pendaient à hauteur de mes yeux, tentantes, opulentes.
Les adultes vendangeaient toute une matinée, en groupe, avec mon grand-père en chef d’orchestre.
A la fin, toutes les grappes étaient déversées dans une grande cuve de bois, à la cave.

Le repas était pris au jardin sur les tables à tréteaux installées sous les arbres, et les adultes se laissaient aller à chanter joyeusement.
J’aimais leur joie, leur insouciance et leurs chansons.
Et je les regardais gravement, comme si je les découvrais pour la première fois…

Dans la chaleur de l’après-midi bourdonnant de mouches et d’abeilles, mon grand-père donnait soudain le signal de « l’écrabouillage », – comme j’appelais ça.
Les enfants se mettaient en slip et se rinçaient les pieds dans une bassine d’eau fraîche.
Puis on passait de la bassine à la cuve de bois en enjambant acrobatiquement les bords assez hauts de ladite cuve.
Et là, commençait le bonheur total de cette activité consistant à écraser les grappes de raisin avec les pieds…

Au début c’est rude.
On trébuche un peu, les grains éclatent bruyamment, les peaux se vident de leur jus et vous glissent entre les doigts de pieds, on rit beaucoup et on se tient par les mains pour éviter de tomber dans le chaos pourpre, et puis le liquide dans la cuve est de plus en plus présent…et quand on ressort enfin on a la peau des pieds et des jambes comme passée à la teinture rouge, – pour plusieurs jours !

Cet écrabouillage était le moment de la journée qui me plaisait le plus.
Tout de sensualité et de rire.

Quelques années plus tard, on m’a enfin autorisée à boire le produit final de cette vendange. Le vin que produisait mon grand-père pour sa seule consommation familiale était un petit rouge léger, très discrètement sucré, un peu pétillant.
Comme du vin de lambrusque.
Je l’ai trouvé bon, c’était le vin radieux de mon enfance.

5.6.2020

#22

Aux sources des matins de la vie…
Mes tout premiers souvenirs affluent pèle-mêle.
Je ne me souviens pas du tout premier appartement où j’ai vécu avec mes parents et mon frère aîné, à Paris, car quand nous en sommes partis j’avais 1 an et demi.
Pourtant j’ai un souvenir dont j’ai la vague sensation qu’il est le plus précoce, et qui selon ma mère se situe vers cette époque et en ce lieu.

Mon jeune oncle, le frère de ma mère, me porte dans ses bras. Il devait avoir alors 22 ou 23 ans. Je l’aime beaucoup et suis contente d’être dans ses bras.
Nous sortons de l’immeuble dans la petite rue parisienne toute calme.
Le soleil m’éblouit, je mets mes mains devant mes yeux, puis je me tourne vers l’épaule de mon oncle.
Du coup je découvre la poche de poitrine de sa veste qui est couleur blue jean.
Je plonge la main dans cette poche et en sors un petit peigne blanc.
J’entreprends alors de peigner soigneusement les cheveux de mon oncle, qu’il porte assez longs ; ça le fait rire, il se laisse faire…

Je suis dans ma chambre ( c’est donc le nouvel appartement), les rideaux rouges sont tirés devant la fenêtre mais il y a du soleil qui filtre et fait des taches de lumière colorée sur le parquet.
C’est joli comme impression, je m’en rends compte.
J’ai enfourché mon cheval à bascule en bois, et je me balance doucement avec mon ours en peluche Michka dans les bras.
Je me souviens lui avoir murmuré quelque chose comme :  » Viens Michka, on s’en va tous les deux… »
Et puis j’entends ma mère qui, de la cuisine toute proche, me dit :  » Mais alors, tu t’es levée ? On avait dit que tu devais faire la sieste ! »
Et moi de brailler : « Ah non, pas la sieste ! Veux jouer… »

Très tôt, je n’ai plus voulu faire de sieste. Ma pauvre maman a dû avoir bien du fil à retordre avec ça…
Là je devais avoir dans les deux ans, je n’allais pas encore à l’école maternelle.

C’est l’été, il fait chaud et on est près d’une rivière sous les arbres.
Je crois qu’on a pique-niqué sur l’herbe.
On m’a vêtue d’un slip de bain rouge à pois blancs, qui m’intrigue car je ne comprends pas sa spécificité par rapport aux culottes de tous les jours.
Et puis on m’a attaché les cheveux en queue de cheval mais des mèches rebelles et bouclées me retombent sur le visage ; pour la première fois j’ai pris conscience de mes bouclettes et de la difficulté à me coiffer.
Mon grand-père est allongé sur l’herbe, et je décide d’aller m’assoir sur lui. Je me laisse tomber sur son torse, ça le fait rire.
J’ai dans la main droite une pêche que j’ai commencé à manger, j’ai en mémoire encore sa saveur, son parfum, le velouté de la peau dans laquelle je croque, la sensation du noyau que l’on atteint…

Là aussi j’ai sans doute dans les deux ans.

Les matins de l’enfance ont pour moi cette saveur de fruit.

6.6.2020

#23

A l’école primaire, ma meilleure copine fut longtemps Jess.
J’ai gardé le petit moulage de plâtre qu’elle avait peint de couleurs vives et qu’elle m’avait offert pour mes huit ans.
On jouait ensemble à chaque récré, on discutait beaucoup, on faisait ensemble une partie du chemin à pied de la maison à l’école, on se confiait nos peines et nos petits bonheurs.
Dans nos têtes et dans nos cœurs, je crois qu’on se pensait inséparables. Définitivement inséparables.

Cette année là, toute la classe est partie en « classe de neige » en Haute-Savoie à la fin de l’hiver, pendant un mois.
Une vraie aventure et un vrai bouleversement dans nos vies… On a appris à skier, à patiner sur la glace, à se chuchoter des secrets toute la nuit au dortoir, à prendre nos douches par groupes de 30, à chanter le soir à la veillée… et à faire beaucoup de bêtises bien sûr.

On envoyait des cartes postales à nos parents, régulièrement. Et on recevait en retour des lettres ou des cartes de nos familles. La distribution du courrier était faite chaque jour au réfectoire, après le repas de midi.

Un jour, après cette distribution et de retour au dortoir pour un temps de sieste, je me suis aperçue que Jess pleurait, allongée sur son lit.
Je l’ai questionnée, j’ai essayé de la consoler,… pas d’explication. Son chagrin qui semblait profond, me fendait le cœur. La journée a passé dans la blancheur des pistes de ski.

Le soir Jess est venue s’assoir un instant sur le bord de mon lit. Je lui ai prêté un des livres que j’avais apportés. Son visage restait triste. Soudain elle m’a dit :
« – Tu sais moi j’ai jamais de lettre de mes parents. Jamais.
– Pourquoi ? Tu leur a écrit, toi.
– Oui, plusieurs fois.
– Il leur est arrivé quelque chose ?…
– Non non. Mais… ils savent pas écrire. Alors je suis la seule à jamais recevoir de lettre de mes parents.  »
Je l’ai prise dans mes bras et lui ai déposé un bisou sur la joue.

Après notre retour à Paris, Jess m’a invitée un jour à venir prendre le goûter chez elle.
C’était la première fois que j’allais chez elle.
Il pleuvait, je me souviens qu’il pleuvait…
Les parents, les 4 enfants dont Jess, et la grand mère vivaient tous entassés dans une unique grande pièce qui faisait peut-être 40 mètres carrés, dans un vieil immeuble.
Je n’ai jamais été reçue avec autant d’affection et de chaleur chez une copine de classe.

Punaisées au mur en rangée régulière, au-dessus du canapé convertible qui servait de lit aux parents, il y avait les 5 ou 6 cartes postales avec de jolis paysages de montagne enneigée, que Jess leur avait envoyées.

Soudain l’année de mes 8 ans, l’écrit a pris une nouvelle dimension.
Complètement relié à l’amitié.
Et je n’ai plus cessé d’écrire…

8.6.2020

#24

Avec mon amoureux, on se retrouvait derrière le gymnase pour flirter, dédaigneux des cours d’éducation physique et sportive que nous sèchions abondamment.
Vêtus de nos shorts, nous laissions nos doigts courir sur la peau de nos cuisses à la recherche d’extases nouvelles… On était bien.

Un jour nous avons vu apparaître devant nous un prof réputé dans le lycée pour sa sévérité et qui s’est mis à gueuler :
 » Non mais qu’est-ce que vous foutez encore là, vous deux ? Vous croyez peut-être que j’ai pas remarqué votre manège ? Vous allez me faire le plaisir de retourner en cours tout de suite ! Vous croyez pas que vous exagérez un tout petit peu, non ? »

Mais dans ses yeux amusés je voyais quelque chose qui contredisait la colère de ses propos…
On s’est levés d’un bond, on s’est un peu rajustés, et mon amoureux a eu cette réplique :
 » Mais m’sieur, quand on est amoureux c’est forcé qu’on exagère un peu. Vous vous souvenez pas ? »
Le prof a eu un léger sourire, s’est tu un instant puis a juste ajouté :  » Bon, filez ! »

Par la suite on a trouvé un autre endroit pour flirter tranquilles, et on a donc continué à sécher des cours en abondance.

Tout ça m’avait fait repenser à un moment de mon enfance, juste par la grâce d’un mot.

Je devais avoir fait une bêtise, – laquelle, mystère -, car ma mère m’avait lancé un peu furieuse :
 » Non mais vraiment, t’exagères ! »
Et comme je ne connaissais pas encore le sens de ce mot étrange, j’avais croisé les bras en prenant un air boudeur et j’avais répondu :
 » Ah non, je suis pas xagère !!! »

Outrancière, excessive, impulsive, passionnée, on m’a souvent affublée dans ma vie de ces qualificatifs pour me faire comprendre à quel point je suis dans l’exagération.
Comment peut-on vivre autrement ?…

13.6.2020

#25

Chez ma mémé, y’avait pas de chauffage. Les matins d’hiver en sortant du lit, on posait les pieds sur un plancher verglacé…
La maison se composait de 3 pièces : la cuisine, la salle à manger, la chambre.
Pas de salle de bains, et les wawa au fond du jardin dans une petite cabane.
Quand je repense à toutes mes vacances d’enfant passées là-bas, je me dis que c’était lumineux comme le bonheur…

Parfois il faisait si froid que la pompe à bras qui servait à avoir de l’eau courante, prenait en glace et que nous devions nous passer d’eau pendant quelques heures, ou quelques jours.
Les adultes souffrent de cela et cherchent des solutions. Les enfants non.

C’est l’insouciance des premières années…

Dans le grenier, on avait déniché un vieux parachute, tout soyeux, blanc et orangé.
On jouait avec.
Je m’enroulais dedans pour me faire une robe avec une immense traîne, qui balayait derrière moi les allées du jardin.
Et puis mémé nous a raconté d’où il venait, ce parachute. Un jeune parachutiste américain était tombé dans le jardin, gravement blessé, vers la fin de la guerre… Le parachute avait été caché au grenier, le parachutiste avait été soigné et caché à la cave. Et il était tombé non seulement dans le jardin, mais aussi amoureux de la belle qui l’avait soigné : la jeune sœur du chéri de ma grand mère. Quand il était reparti, il avait promis de l’épouser, de la faire venir en Amérique. Et… il l’avait fait. Ils s’étaient mariés et avaient vécu heureux, quelque part en Californie. Et nous, les yeux écarquillés, on demandait à mémé : « Ah bon, mais alors on a de la famille en Amérique ? » C’est drôle, ça nous paraissait incroyable…
Et mémé de rétorquer : « Bien sûr ! Vous avez une grand tante et un grand oncle américains. Et alors ? C’est des gens normaux, faut pas croire…
– Et lui, c’est un cow-boy ? Un astronaute ? Un acteur ?…
– Mais non, il est comptable dans une grande entreprise, il s’appelle Johansson, et ils ont acheté une belle maison… d’ailleurs tenez je vais vous montrer des photos. »
On regardait les photos aux couleurs somptueuses, ciel d’un bleu intense, maison rose et blanche, intérieur friqué. On en restait complètement bouche bée.
On ne disait plus rien.

Mémé souriait en nous regardant.
Et puis d’un coup mon plus jeune frère a dit : « Non mais de toutes façons, nous mémé on préfère ta maison ! Elle est mieux pour les vacances… »
Et on a laissé tomber les photos, et on est repartis jouer dans le jardin pendant des heures.

25.6.2020

#26

Il faisait beau et on était allés au parc pour répéter une pièce de théâtre qu’on devait jouer devant tout le collège, fin juin.
C’était l’année de mes 13 ans, mes révolutions intérieures m’occupaient beaucoup.
Je revois ma petite jupe courte et mes baskets de toile rouges, le livre posé à côté de moi sur l’herbe, les canettes de coca pour lesquelles on s’était cotisés, les premières clopes qui nous donnaient l’impression de devenir adultes.

Après une heure ou deux de répétition, quelques uns ont voulu aller racheter à boire, on avait tous chaud.
En attendant qu’ils reviennent, je me suis allongée sur l’herbe et j’ai fermé les yeux.
Tout était calme.
Ce coin du parc n’était pas très fréquenté, c’est pour ça qu’on était venus répéter là.

J’ai été réveillée de ma torpeur par quelqu’un qui s’était jeté sur moi. Ouvrant les yeux, j’ai vu avec stupeur Franck, un camarade de classe, qui me couvrait les lèvres et les joues de baisers avides et qui faisait de rapides mouvements de va-et-vient sur mon ventre.
Je savais que je lui plaisais, il me l’avait déjà dit. Mais à ce moment là je n’ai pas eu le temps de clairement comprendre ce qui se passait.
Je lui ai crié d’arrêter, je lui ai tiré les cheveux, je lui ai craché sur la figure… mais il était bien plus costaud que moi et au bout de quelques instants j’ai senti un liquide chaud se répandre sur mon ventre, sur mes vêtements, je ne comprenais pas bien encore de quoi il s’agissait…
Et puis comme les autres revenaient au bout de l’allée, il s’est relevé très vite et est parti.

Il m’a fallu du temps et beaucoup de discussions avec les copines pour comprendre qu’il s’agissait d’une agression sexuelle.
Bon, il n’y avait pas eu de pénétration, et moi d’une manière générale je me sentais plutôt à l’aise avec les garçons, étant habituée depuis toujours à la compagnie de mes frères.

Cet épisode a eu pour conséquences que : quand ledit Franck a voulu un peu plus tard sortir avec moi, je l’ai envoyé bouler en l’humiliant devant toute la classe ; sentant au fond de moi qu’il ne m’aurait pas été indifférent que certains autres garçons viennent se coller sur moi en me couvrant de baisers, j’ai décidé de débuter ma vie amoureuse en choisissant moi-même soigneusement mes partenaires, et en n’acceptant jamais qu’on m’impose quoi que ce soit.

26.6.2020

#27

Il aurait pas fallu m’offrir des poupées, quand j’étais gamine.
Mais on m’en offrait toujours, alors…

Leurs vêtements ont souvent été découpés, raccourcis, ornés d’épingles à nourrice ou de pinces à linge, troués à la perforeuse, trempés dans la peinture,…
Leurs cheveux ont été mis à boucler en les enroulant sur des bouchons de bouteilles de vin, puis une louche emboîtée sur la tête faisait office de casque sèche-cheveux.
Leurs corps ont été décorés de magnifiques tatouages maori faits au feutre noir ou bleu.

Et puis on m’a offert des Barbie…
Et là je me suis déchaînée.
J’ai transformé leurs visages en les maquillant au feutre, par-dessus leur maquillage de bombasses.
J’en faisais des monstres, des sorcières, des squelettes.
J’en ai reçu une très belle, avec de longs cheveux très lisses, jusqu’aux chevilles.
Aussitôt je lui ai coupé les cheveux à ras, à la punk. De cette chevelure j’ai fait deux longues mèches que je lui ai collées avec du scotch sous les aisselles… J’avais inventé les extensions pour dessous de bras.

Il y en a eu une seule que j’ai épargnée, sans doute parce que je l’avais choisie, voulue.
Je l’ai retrouvée au grenier chez mes parents, il y a peu de temps ; presque inchangée…
C’était une poupée noire avec de grands anneaux dorés aux oreilles, et une robe volantée à fleurs rouges. C’était ma Bella.

Pas d’amalgame.
J’ai toujours très bien traité et chéri les animaux qui m’entouraient.
Pareil pour mes amies et amis.
Pareil pour tous les enfants.

En ce qui concerne les amoureux…  j’en ai déjà parlé.

2.7.2020

#28

Dans les situations de violence je n’ai pas peur, c’est sans doute un problème.
Je vais dans les manifs, je traverse les nuages de lacrymos, j’entends les grenades de désencerclement, et pendant que mes potes essaient de me retenir vers l’arrière, moi j’avance au plus près de l’action.
Je me suis dit, parfois, pas souvent, que mourir dans ces circonstances serait une belle mort.
Pour autant je ne la souhaite pas.

En 2016 j’ai été blessée à l’œil droit par le blast d’une grenade lancée sur les manifestants.
J’ai vu le jet de sang jaillir de mon œil, j’ai vacillé quelques instants.
Contrairement à beaucoup d’autres, j’ai eu de la chance : je n’ai pas perdu mon œil.

En écrivant ces lignes je me rends compte de l’impossibilité absolue pour moi, d’écrire sur ma tentative de suicide, l’année de mes 17 ans.
La seule tentative.
La pulsion de vie fut la plus forte ce jour là, et au dernier instant.
Quelque chose en nous de plus puissant que nous, nous pousse à rester en ce monde.
Ce quelque chose, c’est la vie.

FIN

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