Traductions

Essai de traduction de Greg Lake

Le sage

J’apporte la poussière d’un voyage
qui ne peut être dispersée,
elle reste profondément en moi
car je la respire chaque jour…

Toi et moi sommes les réponses d’hier
la terre du passé devenue chair
érodée par les fleuves du temps
jusqu’aux formes qui sont les nôtres.

Viens partager mon souffle et ma substance
et mêlons nos flux et nos temps
en de lumineux moments infinis,
nos raisons se sont perdues dans nos rimes…

*

Traduction libre d’un texte anglais de Tim Buckley,
repris par le collectif  musical This Mortal Coil

Chant de l’ondine

Flottant depuis si longtemps sur les océans vides
j’ai fait de mon mieux pour sourire,
quand tes yeux et tes doigts flamboyants
m’ont attiré, enamouré, vers ton île
et tu as chanté pour moi :

Dérive vers moi
dérive vers moi
Laisse moi te tenir dans mes bras
me voici

me voici
j’attends de pouvoir t’étreindre…

Ai-je rêvé que tu rêvais de moi ?
étais-tu présente quand j’ai fait naufrage ?
A présent mon bateau fou chavire,
brisé d’amour sur tes rochers
à cause de ton chant… :

Ne me touche pas, ne me touche pas,

et reviens demain…
Oh mon cœur, oh mon cœur quittant la tristesse…

Maintenant je suis aussi fragile que l’enfant nouveau-né
et je suis aussi vieux que les siècles
Devrais-je rester forte au milieu des brisants
ou devrai-je attendre la mort, mon amour ?
Entends mon chant !

Dérive vers moi, dérive vers moi,

laisse-moi te tenir dans mes bras !
Me voici, me voici, attendant de pouvoir t’étreindre…

*

Traductions libres par B. Parraud de poèmes de Joan Margarit (Catalogne, Espagne) – Site de Joan Margarit

 

Requiem

C’est la photographie d’un groupe de poètes.
Elle a une étrange tache :
elle vient de l’ombre d’un arbre
ou bien c’est l’ombre de quelqu’un
mal révélé par la photo.
Peu de chose, ces poètes :
ils sont si faibles.
Ils simulent la force,
la passion, l’indifférence…
Les morts vieillissent mieux,
– disent-ils.
Heureux ceux qui peuvent
faire surgir le mythe
avec quelques vers
et avec un portrait
raté de poètes.
Moi, qui n’admire
pas une seconde un
Verlaine, je
ressens de la peine
pour toi,
l’ami auquel ne me vouent
ni les vers ni les portraits
avec les taches que dépose
la mort
en signalant ainsi
le premier candidat
au mythe et à l’oubli,
deux formes – jamais plus –
d’une unique désillusion.

Lueurs

Rien ni personne n’est la poésie.
Ni la personne seule sur un rocher
qui regarde le ressac
de la mer. Ni la mer, l’unique
qui ait perduré dans la mythologie.
La poésie n’est même pas toi.
Ni les crépuscules,
ni l’inutile prestige de la rose,
ni avoir écrit le vers le plus triste
une quelconque nuit.
Rien ni personne n’est la poésie.
Ni l’infime tremblement des étoiles,
ni le marbre ni la cendre
réunis chez les classiques,
ni le retour de l’aube
ni les heures mortes
ni écouter une chanson douce.
Rien ni personne n’est la poésie.
Ni les lettres de Rilke, ni Venise,
ni les rêves de Maïacovski,
ni la lueur du phare dans le brouillard
où pour toujours la belle attendra…
Rien ni personne n’est la poésie.
Mais elle est ce qui me sauve de ce monstre
qui se tapit quelque part au fond de moi,
mon animal de compagnie intérieur…

Les mille et une nuits

Tu me regardes : tes yeux sont le présent,
quelques instants qui s’évaporent
et dont je ne peux rien changer.
Mais le présent c’est aussi
une matinée qui était déjà écrite
dans l’éphémère miroir de l’enfance.
Et ces instants se transformeront
et deviendront un jour le passé,
la somme indifférente des années.
Ensuite ils seront un souvenir,
un monde brumeux dans lequel
te regarder, bien qu’on ne puisse
guère t’y voir. Juste un souvenir.
Enfin le souvenir n’aura plus
qu’à être oublié : personne ne
saura jamais pourquoi tu me
regardais ainsi ce matin là
et personne ne saura jamais
le pourquoi de cette douceur
absolue émanant de toi.
A chaque instant de la vie
une histoire différente
parmi toutes les histoires
des mille et une nuits
et tout cela dans tes yeux.

La prophétie

C’est bien toi qui, enfant, viens
avec un seau de métal.
Dans le petit abattoir tu attends
qu’on te vende du sang.
Il y a sur le sol de ciment, un banc
près des chèvres alignées
ballantes, attachées le cou offert.
Sous l’une d’elles tu as posé
le seau. Elle est noire et douce.
Méticuleusement, un homme
armé d’un couteau l’a égorgée.
Comme jadis à Delphes, le message
du jet puissant et rouge frappant
le seau avec le même bruit
que celui que tu entends aujourd’hui,
fut difficile et obscur. Et tu as attendu
quarante années pour l’interpréter.
Tu le fais à présent
pendant que coule
ton propre sang…

Absence

Quand je respire le parfum
incertain, familier,
nocturne, du jasmin
s’ouvre au dedans de moi
le trou béant laissé
par ton corps…
Amour évanoui.
Tu es un vent léger
qui fait vaciller la flamme
de cette petite bougie
– déjà presqu’ éteinte-
qui annonce le futur.
Elle est tremblotante
cette ombre,
c’est juste ton ombre,
au dedans de moi.

Garder la mélodie

Entre les potins du chemin,
entre les charmes désuets
du marché des vieilleries,
avec ses ors sans éclat
tout vieux et tout sale,
j’ai déniché ce saxophone
de night-club…
J’ai remplacé la buse
cassée, j’ai réglé les clés.
Je l’ai frotté pour révéler
la richesse de ses ors,
et j’ai joué un vieil air
de jazz…
Il sonne puissant et clair
et j’ai pensé, en le
caressant amicalement,
que de la même manière
lui et moi,
malmenés par la vie,
jamais, malgré les aléas,
nous n’avons perdu
la mélodie…

LIBERTAD

La liberté est notre raison de vivre
disions-nous, rêveurs étudiants.
La raison des vieux que nous sommes
devenus, plus raisonnables pourtant,
notre unique et sceptique espoir.
La liberté est un chemin étrange.
Ce sont les arènes avec les chaises
sur le sable, aux jours des élections.
C’est le péril qui, au petit matin,
nous étreint dans la rame du métro.
Ce sont les journaux qui paraissent
en fin d’après-midi et qu’on attend.
La liberté c’est faire l’amour
dehors, dans les parcs et les jardins.
C’est l’aube d’un jour de grève générale.
C’est mourir libre enfin.
Ce sont les guerres de libération.
Les mots que nous préférons.
Un roi partant en train vers l’exil.
La liberté est une bibliothèque.
C’est aller où l’on veut sans papiers.
Ce sont les chansons révolutionnaires.

Une forme d’amour, la liberté.

Le dernier assaut

Sous les projecteurs le ring, la sueur
sur les corps nus. Les cris. La lutte libre…

J’ai été un client assidu, autour de mes dix ans,
de toute cette agitation matinale du combat.
Des années plus tard, ce furent les poètes
qui, sur la même scène, dirent leurs poèmes
et firent entendre les cris d’un combat
différent… Des corps, des luttes, des cris.

Ensuite, les chaises restèrent longtemps vides.

Le temps a passé et pour finir le ring
et tout ce qui l’entourait a été détruit.
A sa place s’est élevé un immeuble.

La nuit, ses fenêtres éclairées
sont le ring où l’un lève le poing,
en sueur et nu…et l’autre hésite
puis ouvre en grand son peignoir.

C’est l’ultime assaut
dans le combat de l’oubli…

Heures de nuit

Allongé sur le lit près de toi
j’écoute passer les trains.

Ils me traversent la tête
avec leurs fenêtres éclairées
déchirant le velours bleu
de cette nuit d’insomnie.

La pause de silence entre
deux rapides me laisse
dans les yeux une lueur
rouge et tout un
pentagramme de câbles
et de voies obscures ou
brillantes. Allongé près de toi
je les écoute s’éloigner
dans un bruit doux et triste.

Peut-être suis-je troublé
de n’être jamais monté
dans un train de nuit.

Peut-être suis-je troublé
de désirer si fort
que tu m’embrasses
et laisser les trains
s’éloigner dans la nuit…

Un torse d’Apollon antique

Fascinés par la matière, tous admirent
– l’imaginant entier, complet -, le corps
et le visage de ce dieu, avec ce sourire
qu’ils savent sculpté dans le néant.
Chacun voit ainsi son propre mirage,
le sourire, le front altier et serein.
Tous admirent les mains vigoureuses,
désarmées, – pourtant absentes – ,
ou bien tenant une épée vers le ciel.
Toute cette beauté n’est que
du marbre aérien, absent.
Une statue qui n’existera
jamais autrement que
comme chacun l’imagine.

Un poème est aussi ce fragment
qui cherche à être terminé
par les rêves des autres.

Un poème est un torse d’Apollon antique.

Les yeux dans le rétroviseur

Tous les deux, nous nous sommes accoutumés,
mon amour, à ta paresseuse lenteur
quand, en descendant de voiture, tu
prends le temps de t’affermir sur tes
deux béquilles,
en dépit des klaxons impatients
et de leurs insultes abstraites.
Ta compagnie me rend heureux,
le sourire d’un corps si éloigné
de ce qu’on a coutume d’appeler
la beauté,
la douloureuse beauté, si froide.
Je l’ai remplacée par la séduction
de la tendresse, illuminant tes traits
avec l’empreinte que la sagesse
a laissée sur ton visage aimé.
Quand je me vois dans le rétroviseur
je vois deux yeux que je ne reconnais pas,
puis je remarque en eux la lumière
laissée par l’amour, les longs regards,
et puis le soleil et l’ombre de tout
ce que j’ai vu dans ma vie,
et la paix que m’apporte ta douce
lenteur, qui reste comme une
partie de moi.
Si grande est leur profondeur
qu’ils ne me semblent pas miens
les yeux renvoyés par le miroir…

L’aventure domestique

Tout seul à la maison, je visite les armoires.
Je retrouve quelques vieilles cartes routières,
quelques contrats de ventes, des stylos
qui ne pourront plus écrire aucune lettre,
des calculettes aux piles usagées
et des pendulettes que le temps a achevées.
Dans les tiroirs je tente, comme un animal
triste, de retrouver des traces du passé.
Vides, des vêtements pendent dans la penderie
comme de vieux personnages que nous
avons interprétés et habités.
Mais je retrouve aussi ta lingerie,
couleur chair, ou couleur nuit,
avec de très fines broderies.
Les culottes, les soutien-gorges,
les bas que je déplie doucement
et qui me font revenir au lumineux
– et en même temps mystérieux –
monde de l’amour et du sexe :
tout ce qui donne, en vérité,
de la vie et de la joie aux maisons,
comme ce qui donne tout cela
aux lointaines villes portuaires
c’est la lumière qui habite
leurs cafés, leurs bateaux…

Un vieux fond de tendresse

Sur les vieux enregistrements de jazz
j’aime entendre les bruits de fond
qui viennent du public.
Quelqu’un crie d’une voix enjouée,
épaté par le jeu des musiciens.
Des applaudissements,
une pause involontaire…
C’est la pulsation du lieu,
dans les faubourgs d’une
ville du Sud.
Moments uniques
qui à chaque fois
font revivre le passé.
Ainsi doit être la vie
plus forte que la mort :
cette rumeur perdue
de voix heureuses
d’une nuit de musique.
Pour moi l’ âme immortelle
serait cet instant fragile,
précis, à peine audible,
quand des verres tintent
sur un vieux disque de jazz.

L’espion qui venait du froid

Maintenant qu’il pleut sur les bannières
je pense à toi.
Les romans d’espionnage ont vieilli.
On a perdu
les pays de l’ Est : le froid, la neige,
les multitudes
brandissant le poing devant les bannières
rouges…
Ce sont des histoires
d’amour et de soleil qui nous rappellent
les années passées ensemble,
capotes de soldats sur les frontières,
fumées, brouillard…
Faux papiers, missions secrètes,
trains de nuit.
Sous la pluie se meurent les bannières.
Sentiment d’absurdité :
seuls les romans en parlent encore.
Je pense à toi.

Les voitures de la vie qui va

A l’heure difficile qui précède tout juste l’aube
elle avait déjà ranimé les braises rougeoyantes
recouvertes de cendres nocturnes.
Au loin le cri rauque d’un coq dans un jardin
et les cahots familiers des toutes premières
voitures, – avec leurs lumières vacillantes-,
qui laissaient leurs empreintes dans la boue…

Aujourd’hui j’ai atteint l’âge qu’elle avait alors
et j’entends le bruit des voitures dans l’obscurité
je distingue le va-et-vient de leurs lumières
– annonciateur de l’aube qui revient –
qui surgissent du fin fond de mon enfance
et s’en vont je ne sais où…

*

Ne jamais jeter les lettres d’amour,
Elles ne t’abandonneront pas.

Le temps passera, s’épuisera le désir,
– cette flèche acérée d’ombre –
et les visages sensuels, beaux, intelligents,
s’escamoteront en toi comme un reste d’espoir.

S’empileront les années, se liront tous les livres.
Tu t’affaibliras encore un peu plus
et tu perdras, aussi, jusqu’à la poésie.

Le bruit de la ville derrière les vitres
finira par être ton unique musique,
et les lettres d’amour que tu as conservées
seront ton ultime littérature…

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